La statue commémorant la Défense de Paris en 1870.
Pendant des années, tu as tourné autour de la Défense, en empruntant le boulevard circulaire. Tu l'as repris l'autre jeudi, t'as laissé ta caisse au parking des « Quatre
Temps » et tu t'es remis à tourner. Sans but. Juste parcourir le plus grand tour que tu pouvais, dans les deux heures que tu t'étais données.
La Défense ! Dans les années 50, ton père y passait avec la traction, pour aller à Courbevoie. T'as jamais posé la question qu'est-ce que c'était la Défense ? Des rues, des avenues, des bidons-villes. Un jour en passant, il te montre un grand bâtiment, une voûte de béton gris, des parois de verre : Le CNIT. Ça non plus t'as jamais su ce que ça voulait dire. Même quand tu visiteras les « SICOB » à la fin des années 60, tu savais que c'était pour l'Informatique. Qu'est-ce que ça voulait dire ? T'étais pas curieux.
C'est depuis ton bus, vers63, le matin pour te rendre au lycée à Puteaux, ralenti pas les travaux du nouveau pont de Neuilly, que tu aperçois les premiers chantiers des fondations d'une nouvelle construction : la future Tour Nobel. Année après année, matin après matin, dans les brouillards de l'hiver ou le soleil cru du matin, la tour monte derrière les palissades. Le hasard de ta vie professionnelle fera que tu y travailleras quelques mois en 1969. Quand t'es arrivé au pied de la tour, la première fois, t'étais impressionné. Les ascenseurs rapides te saisissaient! C'était la partie la plus facile de trajet, car pas de métro, ni de RER. Le plus proche, était la station « pont de Neuilly », l'hiver, le petit kilomètre du métro à la tour, dans les bourrasques glacées et le vent en rafales au-dessus de la Seine, t’enrhumait pour de bon. Et pas de petit café pour te réchauffer. La tour était dans une sorte de désert. Il fallait marcher un bon moment le midi pour trouver un troquet dans une ruelle. Finalement tu n'es plus sorti. Descendre au sous-sol, au self, remonter vite, bosser. Les vitrages mangeaient la lumière, le peu qui passait se mélangeait aux néons pour te donner un éclairage dévitalisé, sans la sensualité des saisons. Quelle drôle de sensation t'avais, quand après avoir quitté le bruit de la circulation, fait résonner tes talons sur les dallages, tu te retrouvais dans une pièce dominée par le chuintement de l'air pulsé : tous les autres sons étaient étouffés. Lumières fausses, oreilles coupées du monde réel, t'étais dans l'aquarium. Dans le malaise.
Donc, ce jeudi midi, tu repasses là. Depuis la Grande Arche, ta petite tour est à peine perceptible. Tu n'y passeras pas, tu déambules juste en une ronde hésitante, faisant le tour de l'esplanade. Ton regard a changé. Il n'y a pas si longtemps, tu déjeunais dans une brasserie avec ton fils qui travaille, maintenant là, dans une de ces tours. Mais sortir du RER, suivre une allée entre deux boutiques, repérer la brasserie, t'installer, commander vite pour ne pas le retarder, ne te laisse pas voir grand-chose. Tandis que là, tu retrouves ton regard d'écolier qui lentement trempe la plume de son objectif dans l'encrier de lumière, et commence sa calligraphie de pleins et de déliés d'images instantanées.
Ces premières images sont autour du monument de la Défense. Tu ne l'avais jamais vu. Cette sculpture de Louis Ernest Barrias inaugurée en 1883, a été un peu perdu de vue; elle a retrouvé son emplacement cent ans plus tard. Elle contraste plutôt avec l'architecture ambiante. Personne ne la regarde, une petite place couverte de pelouse t'y conduit. Derrière le bassin multicolore capte l'attention en se jouant de la lumière. Le bronze ver-de-gris disparaît dans les rayures verticales des parois de verre. Ton œil ne peut accoutumer simultanément les barres, les traits, les carrés, les ronds et la forme insaisissable de la statue. Il n'en reste qu'une masse, presque une tache...
Comment vit la fourmilière ? C'est l'heure de la migration méridienne. Les longues cohortes de fourmis humaines surgissent des mille portes, tunnels, passages, souterrains, escaliers, placettes et se répandent dans l'espace de l'esplanade, colonisent marches, pelouses, bancs, barrières. Le plus souvent la sacoche noire de l'ordi est abandonnée, un petit sac de papier fort promène le frichti du midi. C'est la société du panini, du sandwich salade, de la frite molle en emballage cartonnée, du céleri rémoulade en barquette, qui s’étale comme une bouteille d'huile renversée, de gouttelettes en petites taches, de longs filets en grosses flaques.
Dans ton dix-huitième, les emballages abandonnés, les kleenex graisseux, les canettes d'Orangina light ne sont balayés des trottoirs que les jours de grandes tempêtes. Dans ce quartier d'affaires, le ménage est fait au rythme des jaillissements de la fourmilière. Quand même, je me suis assuré qu'ils ne passaient pas le chiffon avant que les pantalons lustrés ne s'emparent des dalles inoccupées.
Bref, ne mélangeons pas ce grand quartier d'affaires et les petites affaires du quartier !