Voyage vers l'inconnu.
Entre l'innocence de l'enfance et
l'amertume des luttes perdues.
Quel film ! Quel Voyage ! Quelle remise en question !
C'est pas sur ton petit blog que tu vas philosopher. Et puis comme te le rappelait une vieille amie, t'es toujours prompte à sur-culpabiliser. C'est l'émotion. Tu ne te referas pas maintenant. Aussi, une vieille émotion, celle de tes vieilles peurs, celle de la raclée si tu déconnes, celle de décevoir ceux que tu aimes, ceux à coté de qui tu t'es engagé ; cette vieille émotion t'a éclaboussé tout au long, de la projection. T'as pas retenu tes larmes...Trop mélo ?
« Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà ! »
Comment peux-tu ne pas replonger, d'un coup, dans ton passé enfoui dont les vagues du temps raclent inexorablement la misérable couverture de sable. Bien sûr, t'as su par cœur l'essentiel du poème, fallait tout lire, mais quelques paragraphes seulement à apprendre. Déjà le choc du sens était là. L'appartement que tu croyais si grand, s'encombrait régulièrement d'un lit de plus. T'as vu ta mère si souvent pleurer de fatigue, ton père en rogne contre toi. Sauf que toi, t'as jamais manqué de mère, t'as jamais manqué de père, entre les plaintes et les taloches le chemin s'est dessiné, t'as su où tu allais, un jour t'as accéléré.
C'est une des révélations du film, pour toi, « les neiges du Kilimandjaro », celui de Guédiguian: l’absence de père, de mère. La précarité de tous les instants, qui impose la débrouille pour survivre, même la violence, quand il n'y a plus d'issue. Alors les règles, la solidarité d'ouvriers ?
Dix-neuf cent soixante
dix-huit !
Oui, notre voyage en haut du Kilimandjaro date déjà de 1978. T'as retrouvé la date sur le diplôme pour avoir, ta petite femme et toi, atteint le cratère à 5685m. Gillman's point.
Sans préparation, avec un simple kway et un bon pull. Quand le soleil s'est levé, nous étions sur la pente en face du Mawenzi. Il restait encore 6 heures pour Gillman's point. Nous étions partis du refuge à 4800 m un peu après minuit.
Plus d'eau depuis la veille 16 h 00. Entre moins 10 et moins 15. Tu payes cash ton imprévoyance. T'as failli caler, comme l'un qui n'était même pas sorti du refuge. Qui t'aide ? Le guide bien sûr, ta petite femme toujours là. Sans eux tu te serais découragé. L'énergie peut venir des autres quand la tienne manque.
Ce sont tes premières vacances au loin, depuis la grande grève de soixante seize, où la restructuration de ta boite a commencé. Grève mal engagée, partie d'un petit noyau, la logistique, visée en premier par la restructuration. Fortement organisée autour de la CGT à l'époque. Les appels à la solidarité fusent. T'as pas le temps de réfléchir, t'as pu consulter personne, ceux de ton syndicat veulent être solidaires et débrayer. Le piège ! Quand t'as le recul tu sais que ce n'était pas le moment. Pourtant faut y aller. Même si les acteurs resteront fiers de leur engagement tu sauras pour toujours que vous vous êtes trompés, que vous avez usé vos forces.
Ça faisait pas mal d'années que t'étais délégué, le petit groupe que t'avais fait adhérer s'était agrandi, les cotisations rentraient bien. Ça a permis d'amortir le coup. Des manipulations t'en avais vécues beaucoup, venant de partout. Il n'y a pas de « juste » dans une entreprise, seulement des rapports au pouvoir, aux dirigeants. Évaluation de chaque instant du rapport de force. T'es toujours le salaud pour celui qui perd.
Dans les « Neiges du Kilimandjaro », la scène d'ouverture se fait sur le tirage au sort des licenciés par le syndicat. Tu découvriras plus tard la monstruosité inhumaine de cette cérémonie sacrificielle. Pour prouver sa responsabilité, sa solidarité, le syndicat lui-même préside et appelle les futurs exclus qui se rangent au garde à vous comme les volontaires d'une mission suicide. Il ne peut pas y avoir d'entremise entre le syndicat et le patron quand celui-ci licencie. Seulement la réflexion sur les règles les moins contestables. On ne sauve pas ceux qui restent, on détruit la vie de ceux qui partent.
Les acteurs du film ont une dizaine d'années de moins que toi. Les personnages qu'ils représentent sont d’aujourd’hui. Pourtant plein de choses t'interpellent. La théorisation permanente des principes de lutte, de solidarité. La mise à l'épreuve par la vie, la violence de leur capacité de raisonner malgré ce qu'ils subissent, en fonction de leur éthique. La capacité à dépasser le repli sur soi.
Est-ce Marseille ? Est-ce le coté fabuliste de la narration ? Tu sais que toi tu ne pourrais pas. Confronté tous les jours à la misère des SDF qui squattent le hall et les escaliers de ton HLM, tu proposes de porter plainte. « Vous n'y pensez pas sérieusement te jettent » des mines horrifiées ! Le matin, un peu après sept heures, tu vas te chercher ton pain frais ou des croissants, des anonymes sortent des immeubles voisins avec un petit sac plastic : des oranges, des bananes, du pain ; ils les déposent sans un mot à coté des sacs de couchage serrés entre la porte et la grille d'entrée.
Tes parents, ta vie t'avaient câblé pour le travail, l'entreprise, la reconnaissance de l'effort, la solidarité « entre pairs », la famille. Il ne reste rien de tes valeurs, t'es désemparé de la détresse des rues. Dans ta vie professionnelle et ton action syndicale t'étais porté par la conviction de pouvoir faire bouger les choses. T'as eu la gratification de quelques réussites minuscules. Et les encouragements de ceux qui partageaient tes projets, même dans les mauvaises passes.
Là, tu ignores tout. Perdu. Sans sens.