Le vingt deux février un carnaval à Paris ?
C'est des trucs que tu ne sais pas pourquoi tu en entends parler. Le web ? Une affichette collée ? Un journal de quartier ? Tu ne sais plus...Pourtant t'as dit à ta petite femme, je vais faire des photos du carnaval, il passe à Belleville vers seize heures, j'y vais à pied. Un carnaval à Paris ? t'es sur ? Ça semble très confidentiel ?
Tu approfondis tes recherches, et la toile te livre le message complet, que tu imprimes pour être plus sur : oui regarde, voilà le plan détaillé et les horaires, c'est la mairie du XXeme qui organise ! Bon, c'est encore quelque chose de rare, je t'accompagne...
Pendant la petite heure pour atteindre l'endroit du défilé que tu t'étais fixé, tu dois quand même expliquer pourquoi t'as choisi d'aller sur Belleville. Tu raisonnes d'abord sur la proximité, puis sur l'heure, enfin tu reconnais que c'est un quartier de Paris que tu ne connais pas assez, et que c'est une occasion.
Pas loin du métro sur le boulevard une fanfare occupe tout l'espace, physiquement sur le terre-plein et bruyamment en niveau des décibels. Sept ou huit rangs de badauds l'encerclent, sans cependant parvenir à l'étouffer. Combien ont-ils de grosse-caisses ? Pourquoi chacune rythme son tempo sans faire attention aux autres ? Et les cuivres ! Tu sais bien qu'il fait froid, mais depuis le temps qu'ils jouent l'embouchure devrait être chaude. Alors pourquoi la mélodie ressemble-t-elle tellement au crissement des roues d'un métro dans une courbe trop serrée ?
T'es en avance sur l'horaire de passage attendu. Tu t'éloignes et t'essayes d'imaginer le bon endroit pour la photo. Cependant quand tu crois y être, que tu te fixes dix minutes, la bousculade t'emporte...Tout d'un coup des tambours sortent de partout, d'autres bras musclés ou petites mains fines s'échauffent en se saluant. Tiens, penses-tu, peut-être des musiciens ? Tu les entends se parler, échanger avec les parents les amis : les uniformes rouges et blancs s'annoncent comme une vraie formation d'inspiration brésilienne.
Mais la fanfare tumultueuse se déchaine, pire qu'un orage de grêle sur de la tôle ondulée, vacarme et stridulations qu'on n'oserait plus dans un film catastrophe. La banda brésilienne se concerte et celui que tu devines comme le responsable explique qu'il avait bien réservé sa place, mais que là, en face ils sont devenus sourds à force de tambouriner, qu'il a eu « l'organisation », qu'ils pourront jouer vers l'Hôtel de Ville. Donc pas de Bandas à Belleville.
Pendant que tu tournaillais au milieu de la Bandas, tu t'es fait chourer ton coin photo. T'es repoussé par des petites attentions successives au milieu de la rue où tu ne peux rester. Le cortège s'avance.
Quand tu revois les photos en préparant ton sujet, tu te dis que les vivants, ceux qui expriment dans leurs attitudes, leur regard une vraie présence, une vraie envie, un vrai plaisir, ce sont eux, les déguisés qui défilent. Leurs yeux savourent l'instant. Le regard des gens derrières est inexpressif. C'est vrai que t'as souvent regardé par l'œil noir de ton Nikon, cependant t'es bien obligé de reconnaître que t'as pas été sollicité - au contraire- pour entrer dans cette fête, le flux carnavalesque est passé agitant à peine la berge expectative des spectateurs sans âme. Heureusement quelques enfants ont ri ou eu un peu peur, mais pas beaucoup peur.