-Le roi David-
T'écoutes la radio et t'entends concert salle
Pleyel, le roi David de Honegger. T'as un vieux vinyle, depuis combien de temps tu ne l'as pas entendu ? Faudra le chercher...N'empêche, tu te jettes sur internet, et tu prends la première
place libre. T'es pas un fan de la musique « sacrée », même si tu aimes Bach et Messiaen. Pour toi, l'histoire des religions n'est qu'une accumulation d'intolérances, d'oppressions, de
barbaries, de haines ancestrales, qui se ressourcent sans cesse. Non ! Mais ce disque est un des tout premiers que tu as acheté. Ce matin, en préparant ce sujet, tu en retrouves la date
d'enregistrement : 1962.
C'est vrai que tu avais aimé cette œuvre, qui bien que complexe, était présentée comme un modèle de théâtre populaire. Le TNP était encore bien vivant, tu y
allais cinq ou six fois par an par l'organisation du lycée. T'étais abonné à la guilde du disque. Tu lisais le catalogue avec passion, et dans les revues du son, tu glanais, les anecdotes sur les
enregistrements, comme d'autres aujourd'hui pour le tournage d'un film. Ou simplement des évènements people.
L'arrivée du poste de
radio à transistors avait poussé le vieux pick-up dans la chambre des garçons. Un meuble des années 53-54. Un jour tes parents étaient allés se promener, tu penses vers les puces à Clignancourt.
Ils étaient revenus radieux ! « C'est une folie, mais vous verrez bien ! » « Radiomonde ». La boutique existait encore il y a une quinzaine d'années, la dernière
fois où tu y sois passé. C'était un bahut, quatre portes et la partie centrale était constituée d'un poste de radio à lampes équipé d'un haut-parleur de 27 cm, alimenté par un transfo
HF. Au-dessus, un abatant, quand tu le tirais, la platine tourne disque se dégageait. Du 78 tours au 33. C'était un superbe meuble de marquèterie. Il devait pousser un ou deux watts
sans trop de distorsion, quatre à pleins tubes - c'est le cas de le dire-. Presque pas de graves, ou si faibles, un médium riche et des aigus qui se perdent. Pourtant c'est couché par terre,
qu'on écoutait les retransmissions de l'Olympia ou de Bobino, à hauteur du HP. C'est grâce à lui qu'en rentrant de l'école ou du lycée, on écoutait « signé Furax », puis
« Astérix » raconté par Goscinny.
Il y avait quatre gammes d'ondes, dont
la FM. C'est là qu'au retour d'un salon sur la Haute Fidélité et du Son, tu finis par trouver pour la première fois France Musique, et devins vite un accro de la « critique des
musiques de disques » de Bernard Gavoty. C'était un bavard, mais il y avait une vraie chaleur, et pas de condescendance concernant les collections pas chères. Y figuraient en bonne place les
productions de la « guilde ».
T'essaies de te rappeler l'histoire de David. Rien. Bien sur Goliath, mais le reste rien ! Tu te souviens juste des statues à Florence, la fronde qui ceint le torse d'un homme sur de sa beauté. Celle de Donatello est encore plus explicite, presque une provocation par le charme. Le pauvre Polnareff avait du s'exiler en en dévoilant bien moins sur lui. Mais c'était une affiche, pas une statue signée d'un maitre établi par les siècles.
Bon ! Faut que tu retrouves ce disque. Ta façon de ranger est parfois couteuse...
Ce disque...
T'avais bossé au tri postal pendant tes dernières vacances, et de temps en temps, tu commandais un disque. Pas de carnet de chèques (il fallait 21 ans), pas de carte bleue (ça n'existait pas), il fallait passer par ton père pour commander. Tu lui donnais le bon de commande, et l'enveloppe avec l'argent de l'achat. Le plus souvent il te la rendait, pas toujours le soir même, il en discutait avant, avec ta mère.
Alors, ce roi David, c'est un des dix ou vingt premiers disques que t'avais fait venir. Tu ressens encore cette émotion. Même peu puissante, la musique était envahissante. Tout le monde en profitait. C'était simple, prévu pour être interprété par des amateurs...
Voilà. Avec sa jolie couverture.
Avant de jouer le disque tu lis les poèmes de René Morax. Plus de quarante ans après tu te demandes ce que tu lis :
La guerre avec les Philistins. C'est qui les Philistins aujourd'hui ?
Saül tua ses milles et David ses dix milles. Le record est encore à battre ?
Les relations Jonathan David sont-elles si fraternelles ?
David voit au bain Bethsabée, la convoite, tue le mari !
Le frère a violé la sœur, et le frère a tué le frère. Dans le poème, il n'y a pas les noms, donc ça ne dénonce personne.
C'est Salomon fils adultérin qui hérite du royaume
Pire que Dallas.
T'écoutes pas ton disque, et tu te dis que ça va être dur ce soir à Pleyel. T'as payé ! Hein !
La salle n'est pas pleine, mais il y du monde qui s'installe. La première demi-heure est insipide. Ça commence à s'animer avec l'incantation de la pythonisse. A partir des lamentations des femmes d'Israël au mont Guilboa, l'œuvre prend un vrai élan dramatique, l'alternance des chœurs, du récitant et de la soprano transcende l'anecdote sordide en histoire universelle. L'émotion de la musique donne aux mots une autre valeur. J'ai tellement aimé, qu'en rentrant j'ai réécouté la fin de mon vieux disque. La qualité du récitant est essentielle pour enlever le pathos et redonner l'histoire crue que la musique révèle. Ton disque a vieilli. Il gratte.
Ton émotion est intacte.