T’as déjà pris des cours de théâtre ?
Oui, t’as pris divers cours de théâtre. T’y croyais un peu. Fallait que tu te changes de décor. Te confronter à
d’autres personnes, à d’autres références, à d’autres points de vue. T’as testé quatre ou cinq profs, pas forcément des comédiens qui jouent. Pourquoi tu tombes sur une assos, un groupe qui se
constitue ? Tu ne sais pas. Tu sais juste que tu cherchais. Ce jour là tu te rends à la mairie pour un pb de carte d’identité, tu ramasses deux prospectus; le soir tu téléphones puis
tu passes voir. T’as découvert des quartiers où tu ne serais jamais passé. Une petite rue derrière la place des Abbesses, un hangar, sorte de vieux garage désaffecté, à Saint-Ouen, une
demi-cave entre squat et ruines dans le XX ème, une maison d’artiste à saint Denis : appartement à l’étage et grande pièce en rez de chaussée devant une baie vitrée occultée. Même une
fois un vrai Théâtre, dans le XVIII ème…
Les premières rencontres sont curieuses. Là, jusqu’à trente personnes se pressent et peuvent à peine entrer.
Ailleurs deux ou trois assis sur des chaises éloignées attendent l’arrivée du « maitre » en se demandant chacun ce que l’autre peut espérer là.
La présentation du « prof » est toujours un moment. Qu’est-ce qu’il nous raconte ? C’est quoi ces
exercices structuraux ? Il parle de Raymond Queneau, de Yoga, de Stanislavski, et d’une technique de travail des émotions.
Certains sont profs pour la première fois ! Comment se sont-ils déclarés compétents ? Pourquoi
décident-ils de faire ce travail ? T’as eu l’impression que parfois, c’était par opportunité, le bon filon, trop de mecs pas bien dans leur tête qui veulent s’aérer. T’as aussi croisé un
esthète, qui écrit sa pièce depuis des années, qui ne peut plus jouer tant qu’il n’aura pas fini, mais qui a un projet pédagogique: c’est d’ailleurs le moteur de la pièce, chaque objet est une
création, chaque geste est une création, une histoire se nourrit de gestes, d’objets, de leur présence normale, décalée, répétée, de la capacité de l’acteur à les suggérer, les faire
vivre.
Depuis dix jours je joue deux rôles, le tournevis et le rouleau de peinture. La mémoire c’est le mur ou le
plafond, des rôles alternatifs, pourtant très proches. L’affrontement entre l’action du tournevis et du rouleau à peindre et la mémoire des murs et du plafond est déclenché par un événement
brutal. Le printemps ne trouve plus sa place dans la pièce, pourtant on n’est qu’au premier acte. Le voilà occulté par des rideaux ombrageux. Tu sais comme sont cabotins les rideaux de théâtre,
comme ils se tirent les ficèles en révérence quand résonnent les trois coups. Là, quand la rampe solaire fit jaillir son arc de lumière blanche, le lever de rideau projeta un sombre nuage de
poussière. Une tempête de particules qui décomposa la lumière, lui fit rater son entrée en scène par la fenêtre.
Ce combat inexorable du temps aurait pu simplement se circonscrire, par une action plus sage sur les cordes
lisses qui cheminent sous les cintres, ou l’apport d’autres subterfuges de mise en scène comme l’action de l’aspirateur. Mais l’auteur est formel, l’arrivée du printemps doit se faire dans un
éclat de lumière cristalline traversant le vitrage de la fenêtre. Le metteur en scène décide que les rideaux sont trop vieux, trop lourds, qu’ils emprisonnent l’espace et empêchent le soleil de
réchauffer les spectateurs. Ils sont remerciés, priés de passer par la compta en profits et pertes : place aux jeunes, hauts en couleurs, à la vire-volte gracieuse et
lègère.
En attendant l’arrivée des remplaçants l’action dramatique doit se poursuivre. Le tournevis entre en scène. Il
en a vu d’autres. Ça n’est pas sa première pièce, et les divers directeurs de ce théâtre domestique ne l’ont jamais complètement remplacé. C’est un vieux « Facom » de 1959, au
manche jaune à la longue lame qui se termine en plat. Ses premiers rôles il les a tenus dans le démontage des moteurs triphasés, l’action tournait rapidement au rythme des oppositions de phase
entre stator et rotor. Deux acteurs dont le manège magnétique les attirait puis les repoussait. Ce vieux « Facom » ne s’est jamais émoussé, l’âme est tranchante et droite. Son corps
ferme et souple est trempé au vanadium. Il a fait tourner plus d’une tête de vis. A l’endroit à l’envers, des têtes plates ou des rondes ! Sa pointe acérée tenait serrée sa place entre leurs
hémisphères.
Mais les rôles de tournevis plats ont presque disparus dans la remise en cause de la société en mai 68. Le vieux
tournevis a du jouer à contre-emploi les agitateurs de peinture et parfois même de pied de biche. Il a accepté cette remise en cause, il n’avait d’ailleurs pas à rougir de ses prestations
comparées à la nouvelle vague des tournevis cruciformes, des pozidrive, des étoilés et autres torx.
Avec l’arrivée de l’électronique moderne, le travail d’acteur du tournevis a évolué. Moins forts, moins plats,
plus fins plus travaillés de la pointe. Ils devinrent d’ailleurs méconnaissables, et se trompaient de rôle. Bien que nombreux et pour d'avantage d’actions, rarement à leur place, ils se prenaient
les uns pour les autres. On sait que le théâtre domestique n’a aucune pudeur à mettre en scène des actions dramatiques, le massacre des têtes de vis pozidrive par un tournevis Phillips
inadapté a brisé bien des ménages. Robots ménagers, sèche-cheveux, électrophones ont perdu leur place au théâtre de la vie, le corps brisé par les attaques cruelles de tournevis tournant
fous.
L’action du vieux tournevis est efficace et rapide, il libère les cintres des rails et autres barres. Le plafond
est libre, l’acte II peut commencer. Parce que la lumière du printemps doit tomber du plafond et qu’un plafond gris ternit l’action du soleil, la lumière meurt où il faut qu’elle vive. Le rouleau
à peindre se présente donc. Il a besoin d’espace, il lui faut prendre un peu de hauteur. C’est un rôle qui doit se renouveler à chaque mise en scène. L’action tire un peu en longueur ; elle
doit rester dynamique pour ne pas manquer son effet, mais sans brusquerie pour éviter d’exploser le décor. Le rouleau entre deux monologues replonge en coulisses, il revient dans un
balancement métronomique accomplir sa tache blanche. L’ombre du soir sert de tomber de rideau, chacun rejoint sa loge, caisse à outil ou bac. Tournevis et rouleau laqueur se congratulent un
instant, c’était une bonne pièce, on l’a bien jouée.
C’est mal connaître l’auteur. Le temps qui vieillit tout n’est jamais en peine d’un ressort dramatique qui
déstabilise le spectateur. Quand il croit l’action terminée avec cette accolade des acteurs au sortir de la scène, un éclair jaillit qui fait sursauter sa conscience endormie. L’orage installe
sont décor en fond de scène, la vitre est fouettée par l’averse, la fenêtre bombe ses vantaux et tranquillement une petite source jaillit qui éclabousse les pieds des premiers
spectateurs.
Le tournevis et le rouleau reviennent en courant, regardent la flaque s’agrandir, se retournent vers le
metteur en scène, protestent que la pièce est finie, qu’ils ont tenu leur rôle et qu’aucune didascalie ne prévoit de l’eau d’infiltration ; Si la pièce change, alors il faudra trouver
de nouveaux acteurs. A eux de se mettre sur la brèche !