T’étais à la manif hier à Paris, le 27 mai 2010, entre Denfert et la Bastille, par le boulevard st Jacques et le pont d'Austerlitz.
C'est vrai, il n'y avait pas le frémissemnt de la grande manif de 1995, la dernière à laquelle tu avais participé. C'est vrai que place Denfert-Rochereau, il n'y avait pas dans
l'heure précédant le départ la bousculade des grands jours. Le décor était bien planté, mais les petits groupes étaient chacun dans leur coin. Les leaders de la manif étaient rassemblés depuis
longtemps boulevard st Jacques, sous leurs drapeaux, devant les caméras et micros de toutes sortes. La pluie et la fraicheur n'entammaient pas l'enthousiasme de la volonté exprimée. Quand toute
la manif s'étirera boulevard de l'Hôpital, tu ne penses pas qu'il y ait plus de monde qu'à une sortie de match au Stade de France...Est-ce les parapluies?
Aujourd’hui tu n’es plus affilié à aucun syndicat. T’avais démissionné en 82 quand Mauroy avait lancé les « 39h00 ». A l’époque déjà, la question était de pouvoir ne faire que quarante heures, pas d’être harceler par des objectifs intenables qui te pourrissaient tes soirées, ton week-end.. Pour la retraite à soixante ans tu n’as pas varié, et aujourd’hui où tu en bénéficies, t’imagines le calvaire que ça risque d’être pour ceux qui ne pourront pas en profiter. Tu penses à tes gosses, pour qui les trente-cinq heures c’est ce qu’ils ont fini le mercredi soir, et il reste deux jours à tirer…
Notre génération est née
avec la Sécu. Les réacs ont toujours été contre, dès sa naissance, les régimes spéciaux, et pas que dans le train, font flores. Chacun sa « caisse de retraite ». Jusqu’à ce qu’en
1975, ils rentrent pour la plupart dans le giron mère de la Sécu. Bien sur c’est le régime général, nous, les salariés, qui compense les pertes de ces régimes déficitaires, qui ne
cotisaient pas suffisamment et dont la population active a diminué rapidement. En 1976, les retraites ont augmenté, ce qui n’était que justice, mais c’est sur tes cotisations que ça a fait
mal.
T’étais jeune, t’avais confiance en toi, ton salaire avait doublé sur les cinq dernières années ( mais l’inflation en 74-76 était autour de 10%.) Fin 73 ton père est mis à la retraite d’office, une vieille blessure le handicape. Il doit quitter Paris et s’en retourner dans la maison qui l’a vu naitre en Franche-Comté. Il a encore quatre enfants à charge. Les trois plus jeunes intégreront le village, celui de vingt ans reste à Paris pour finir ses études. Seulement c’est pas avec sa retraite qu’il peut payer les traites de la maison, les charges scolaires, la chambre de bonne pour le « parisien ». Il faut retravailler. N’oublie pas que les boulots d’avant la guerre étaient plus ou moins déclarés aux « assurances sociales ». Journalier à 14 ans, t’avais même pas de bulletin de paye ! Notre mère avec ses huit enfants avait de quoi s’occuper. Mais jusqu’à la fin des années 40, elle avait travaillé comme « employée de maison » (bonne) chez divers particuliers. Quand mon père décèdera, sans la réversion de sa pension, c’est pas sa retraite sur les années 35/50 qui allait la nourrir !
Commencent donc, deux années terribles et épuisantes pour ton père. Préparer la gamelle le soir, le quart de vin, la thermo de café. A quatre heures, chaque matin, par tous les temps, une heure de bagnole pour arriver juste à temps à la pointeuse. Il s’était installé un thermomètre extérieur qui sonnait quand il gelait dehors. Il se levait, vérifiait les risques de verglas, et avançait en conséquence son heure de réveil.
Alors quand les retraites sont revalorisées, il peut s’arrêter définitivement. Soulagement. Une deuxième vie commençait. Peut-être sa meilleure part ?
Tu comprends ma reconnaissance pour « notre Sécu », même si les cotisations faut les sortir !
Ils ont beau dire que l’espérance de vie augmente, mais on se l’est gagné cette espérance de vie. C’est aussi nos cotisations à l’assurance maladie. Je t’ai déjà dit ma fierté de cotiser à la CMU. Par contre, la solidarité ne peut porter uniquement sur les salaires, puisque la part des salaires dans le revenu national baisse au profit des financiers qui ne produisent aucun bien ni service.
T’as qu’une crainte : que les intérêts particuliers ou corporatistes, les financiers ne viennent à bout de cette formidable organisation qui nous relie. Je t’ai déjà dit comment les « statuts » de quelques-uns contribuent à la précarité des autres. Faudrait pas que ça dégénère en ressentiment sourd. Que trop d’entre nous s’imagine perdants, exclus. Alors le chacun pour soi va favoriser la pire pieuvre financière : les fonds de pension. Là t’es mort. Après avoir détruit le tissu industriel de notre pays, transférer nos savoir-faire en Chine ou en Inde, y avoir mis tes économies supposées ; t’imagines que les Chinois et les autres peuples que les investissements enrichissent, vont laisser les fonds de pension rapatrier les royalties pour ta petite retraite dans vingt ou trente ans ? Fais pas le pari ! Bas toi pour ta retraite ici et maintenant.