25août 09
T’es arrivé au village la veille. Même avec le confort, les huit cents bornes
commencent à peser. Tu t’y reprends à trois fois pour garer la caisse. Ces putains de progressifs te trompent de plusieurs dizaines de centimètres, alors que tu n’en as que vingt pour passer. La
voisine a déposé sur la table des œufs, des tomates et des piments, ce soir, ce sera cool. Nuit agitée de tous les bruits de la route et surtout des fractions de secondes où tout peut
basculer. Pourquoi le camion se déporte, pourquoi celui-là te dépasse avant de freiner à mort pour prendre la sortie déjà dépassée ? Ouf ! Tu étais parti tard, et tes repères sont
décalés, quand tu stoppes pour manger, tu réalises que tu ne t’étais jamais arrêté là. Qu’est-ce qui t’en avait protégé ? Ça te rappelle les restaus Borel des années 70, dégueu de chez
dégueu et une baisse de tva pour la poche de l’actionnaire.
Le matin tu te lèves encore embrumé. Salut rapide à la boulangère, plus chaleureux pour les voisins qui te reconnaissent. Le temps se gâte, t’as tellement besoin d’un petit tour de vélo…Valise défaites, les courses faites, malgré la bruine tu prépares la bécane. Quelques pressions sur la bombe d’huile siliconée, vérif. des freins, taper sur les roues si elles tiennent bien. Moins de cent km en un mois, il est temps de te remettre en selle.
La bruine est stable ; ton pifomètre météo décide que ça tiendra. Et ça tiendra plus d’une heure. C’est la dernière demi-heuree qui t’a coulé.
Tu sais bien que t’as besoin de te ré-étalonner de temps en temps. Ou t’en es, qu’est-ce que tu vaux encore. T’as mal où ???
Quoi de plus sclérosant que les petits travaux d’intérieurs ? En haut de l’escabeau t’étires des grands coups de rouleaux, en bas tremper le pinceau, s’allonger pour les plinthes, rincer nettoyer. Toutes ces petites préparations à l’aménagement, tu les vis comme si tu façonnes un écrin pour un bijou rare. Le bijou est le bijou, mais l’écrin le valorise, dit ton intention, exprime le bonheur d’offrir. Cependant, ta vieille carcasse attend la saison pour profiter, se régénérer. Ton vieux dos sent bien que dehors, il y a la vie, qu’il y a une lumière pas possible et que le vélo rouille dans sa cave obscure.
Ce coup là, ça y est, c’est top départ ! Tu remets en route ta machine à rêves, tu te désolidarises des rampants tu veux voler sur ton VTT ailé! Bien lancé, si tu ne souffres pas, c’est ta combo-machine : Remonter le temps par l’accélérateur sensoriel du pédalier. Le massage rachidien par les vibrations du guidon dénoue ta nuque encombrée des raideurs du quotidien. Ton surpoids évacué par la selle ergonomique, tes cuisses revivent et cadencent les battements de ton cœur.
Le premier jour est toujours pour la route, pas de sentier qui te secoue ou te perd. Juste pédaler, retrouver le plaisir du rythme, relancer ta musique intérieure, redécouvrir la route si souvent parcourue, entendre la rengaine chuintante de tes pneus sur les divers revêtements, guetter le frottis de la chaine qui s’assouplit plus ta force la tend, respirer à fond, pas seulement pour redéployer ta cage thoracique, mais pour t’emplir des odeurs de la route. Surtout ce matin où la bruine après trois semaines de chaleur intense exhale de la terre et des champs les parfums qui enivraient ton enfance. VIVRE ! Quoi !
Bien sur, tu peux penser que c’est un peu curieux de considérer que ton obsession de vivre, c’est de pédaler sur une route rabâchée. « Vivre » pour tellement d’êtres, c’est manger ! Travailler ! Excuses moi, avec l’âge, j’ai oublié les exclus, je ne pense qu’à mon propre ressenti.
Tu sais, cette année, je n’ai pas repris d’activité au centre social : l’alpha, les sans papiers, tu t’es mobilisé, mais pourquoi ? Vanité des barrages contre les flux migratoires, vanité des luttes pour les droits des autres, vanité de ton engagement syndical. Aujourd’hui tu ressens l’usure. Comment se ressourcent-ils ceux qui passent leur vie en combats solidaires ? Quand t’as vingt ans, t’as forcément l’espoir que tu peux agir pour que quelque chose change, mais maintenant ta vie est derrière, tout a empiré. A quoi bon ? Pendant toutes ces années, t’avais une éthique, tu respectais chacun malgré ses faiblesses, tu animais un esprit collectif, tu parlais pédagogie, complémentarité, solidarité… les plus jeunes n’y comprenaient rien, pourquoi celui là qui ne savait pas faire ci ou ça, on ne le virait pas ? Il était mou « le chef » ! Comme s’ils ne pouvaient se développer qu’en excluant les autres ! Pas un regard sur le problème, pas une attention à la difficulté, juste l’ukase : « il est naze, il nous plombe ! » Il n’imagine pas que c’est lui qui demain va plomber son groupe. Il croit que sa compétence est incontournable, alors qu’elle est simplement plus récente et guettée par l’obsolescence. Mais à ce moment, il est tellement sur de lui, qu’il est intrinsèquement co-auteur des délocalisations, car le travail à faible valeur, il n’en veut pas et il méprise ceux qui l’acceptent ! Il ne voit pas que sa compétence fragile est répliquée à des millions d’exemplaire par des « morts de faim ». Demain, il sera le gardien des friches industrielles des hautes technologies obsolètes.
Alors tu te dis que vivre c’est simplement pour toi, avec ta famille, tes amis, mais le 360° du regard des autres, c’est fini. Le vieux VTTiste est heureux sur son vélo, la tête est libérée de toutes ces vanités, son orgueil se résume à tourner les jambes, sentir les parfums, découvrir ce qui change au détour d’un chemin.
C’est un petit parcours pas trop vallonné, deux cotes, l’une au départ, l’autre vers la fin. Il te reste moins de quinze kilomètres. Rien de spécial. C’est là que l’orage te tombe dessus. Un mur d’eau. Tu redoutes la foudre, mais les roulements du tonnerre te paraissent loin. En une fraction de seconde tu ruisselles pire que sous la douche. Des gouttes énormes qui claquent sur ton casque. La route est comme soufflée par les bulles d’eau qui explosent. Tes crampons ramènent au-dessus de ta tête un geyser qui dégouline entre tes omoplates. Pourtant, c'est un moment magique où les éléments te décapent, t'allègent de tes souvenirs inutiles, te recentrent sur toi. Depuis quand, tu n’as pas eu cette sensation ? T’as pas de K-way. T’as juste un petit maillot lâche qui te colle avec la pluie. Tu n’y croyais pas à cette averse. Les lunettes sont un problème, t’y vois à peine, mais elles te protègent. Quinze bornes ! Merde ! Faut muscler, sinon tu te noyes. Quand tu décides d’appuyer et que ça suit, c’est là que tu te sens revivre. Un déluge comme celui-là, sur le vélo ? Sûr, vers soixante-deux ou trois. Un de ces étés qui n’en finissent pas de te cuire, de t’étouffer. Pas seulement de la chaleur, mais de l’ennui. Comme ça sur le coup de cinq heures, t’avais pris ton vélo, t’échapper de tes grands-parents, quitter Moffans, foncer, foncer comme si tu ne pensais pas revenir. L’orage t’avait attrapé à Saulnot. Pourquoi t’étais là ? Parce que ton échappée suivait la route du car ! T’avais mis tellement de jus dans ta frénésie de partir, ton besoin de plier la bécane de toute la colère de ta vacuité, que tout d’un coup le retour devenait interminable. Le vent de face te cinglait. La pluie te hachait. Et la forêt te paraît maintenant redoutablement sombre. Huit heures. Ils vont s’inquiéter. Merde, j’ai plus de jambes…La pluie n’a pas lâché. Tu rentres, il fait nuit. Tes grands-parents sont là, fébriles. Tu fonces droit, attrapes une serviette dans l’armoire, t’essuyes comme tu peux et grimpe en deux pas l’escalier au grenier pour la nuit; pas un mot, sinon : « oui ça va ! ». Il n’y a pas de douche; alors tu te ramasses dans la chambre.
Il te reste cinq kilomètres, tu sors de Caresse et te diriges vers le pont de fer qui traverse le Gave. Là ! Un éclair blanc de bombe atomique ! Tu fermes les yeux d’instinct. T’as pas le temps de respirer que le cri déchirant de la foudre te hérisse. Le tonnerre suit immédiatement. Tu te bloques avant le pont à une voie qu’une bagnole traine à franchir. Derrière le chauffeur de camionnette te crie de monter te mettre à l’abri. Ta fierté ne supporte pas, le pont est libre, tu fonceras jusqu’au village.