La grande ballade.
- Dis donc, ta grande ballade, elle sent un peu le réchauffé : Orègue, Isturits, Labastide Clairence, c'est pas du neuf ! Combien de fois tu l'as déjà fait ce tour là ?
- Tu sais bien que souvent le réchauffé te révèle des saveurs auxquelles tu n'avais pas prêté attention la première fois. Et puis là, j'avais le bon appareil, même s'il me manquait le télé pour les vautours ! De plus, en juin, je n'y étais jamais passé !
- Je vois ta carte sur Google Earth, t'as fait plus de route que de chemin de terre.
- Bien sur, comme souvent ; mais partir du village et n'avoir pas de bitume, c'est impossible. L'avantage du VTT, c'est que tu peux aussi bien rouler sur une route que te lâcher dans un chemin. Ça serait un comble de commencer la ballade par une heure de bagnole !
- C'est pour çà que tu repasses aux même endroits ?
- Pas seulement ! Le plaisir de la ballade est aussi dans ton regard sur ce qui a changé. Reconnaître le coin, ressentir les différences, rester affuté, aux aguets ! Et puis tu as tes propres sensations physiques, le cœur, la respiration, les muscles. L'ensemble, lumière, paysage, plus ou moins beau temps, ta forme ou ta fatigue, ton envie ou ta lassitude, ton rêve ou ta résignation mobilisent tes sens de mille façons. C'est jamais pareil.
- Eh ! Six heures plus ou moins sur ta selle, plus de 1600 mètres de dénivelé cumulé, avec les averses de l'orage qui arrivait, me racontes pas que t'as eu du plaisir !
- Tu te goures ! D'abord tiens, l'inattendu. J'avais déjà fait un sujet sur la « bergerie basque », l'occasion est bonne pour moi de repasser. Bien avant que j'y sois, mon regard est attiré par un, puis une petite dizaine de vautours qui tournoient au-dessus de la colline, et se laissent tomber dans un creux. Tu t'arrêtes, fais deux trois photos, car ces deux dernières années, tu ne les avais pas vus. Et là, au loin, tu vois un arbre sans feuillage, avec de grosses taches marron sur les branches. Au lieu de remettre l'appareil dans le sac à dos, tu le gardes à la main. Ça monte encore un peu, pas facile de tenir le guidon, mais tu sens qu'il va y avoir quelque chose à photographier. T'es pas encore au sommet que tu reconnais la bergerie et la cabane en ruine, tu sais où c'est ! Tu bloques l'appareil sous la courroie du sac et tu y vas de bon cœur. Tu retrouves le chemin creux et te laisses descendre. A deux cent mètres une barrière. Tu lâches ta bécane, et avances tranquille en prenant une photo tous les dix pas. T'en as une ou deux qui te font plaisir. Voilà, ta ballade est réussie ! Pourtant ce n'est que le début !
- Mais quand même, tous ces efforts pour une photo de vautours banale ?
- Tu trouves ? Non ! Au moment où je suis là, le paysage se recompose avec les oiseaux. Le ciel est nuageux, mais pas encore plombé, le vert du printemps est cru, t'as traversé les prairies fanées, les champs labourés, vu les premières tiges de maïs. Tout se recréée pour toi dans cet instant précis. Et uniquement pout toi ! L'image s'efface immédiatement, si tu fais demi-tour et repasse, pfuit! Plus rien ! Alors ta photo, elle est unique ! Elle te montre toi, dans ton plaisir (parfois ta douleur), dans ce petit instant de ta vie insignifiant où tu es heureux de ce que tu reçois ! Ton regard réinvente tout, transporte les sensations dans le petit mécano de ta mémoire, qui une fois encore se remet à tourner. Mille images à la seconde passent dans tes yeux pour un centième de seconde d'une photo.
- T'as quand même été déçu de ne pas avoir ton télé !
- Tiens, tu m'y fais penser. Si ça se trouve, j'aurais manqué de fraicheur, embarrassé à choisir le bon objectif, peut-être même, j'aurais mal contrôlé le bougé, avec le poids et l'excitation. Non tu ne me gâteras pas le plaisir !
- Le reste tu aurais pu le voir en voiture ?
- Si je ne peux plus rien voir qu'au travers un pare-brise, c'est que je serai déjà aveugle ! Il y faut plus que des yeux, pour voir, il faut engager tout ton être.