Boulez dirige Schoenberg
- Alors, Boulez, c'était comment ?
- J'ai été surpris, je venais voir, et surtout écouter un mythe, figures toi que sa renommée m'accompagne depuis mes seize - dix-huit ans; là de le voir diriger des œuvres qui m'apparaissent si complexes avec une telle distance, et provoquer pourtant tant d'enthousiasme, j'en avais oublié son âge : quatre-vingt quatre ans ! Quel naturel !
- Tu l'avais déjà écouté auparavant ?
- Des disques oui ! Mais lui, en concert, jamais !
Je ne retourne écouter les concerts que depuis que je suis à la retraite. J'entends à la radio : P. Boulez dirige la « nuit transfigurée » le 20 à Pleyel, je vais sur le PC, pianote, il reste des places. Coup d'œil sur l'agenda, je fonce.
- Tu connaissais Schoenberg, enfin sa musique ?
- Même pas. Je fais confiance à l'homme. S'il dirige Schoenberg, c'est qu'il y a quelque chose qui relie l'intelligence des deux hommes !
- T'y connais quelque chose, toi à la dodécaphonie, à la musique sérielle ?
- Rien ! Pourquoi ? Tu construis ton panthéon quand t'es jeune avec ce qui te bouge, te fais vibrer, t'entraine dans des sensations neuves. Je t'ai déjà raconté, il y a quelques temps, comment je m'entrainais à écouter « le son », je veux dire à distinguer autant que je le pouvais ce qui en constituait la matière. Pas seulement l'instrument, mais tous ses petits riens imperceptibles qui rendent deux attaques d'archets si différentes. Je ne peux expliquer le geste, mais je sens bien que ce n'est pas pareil.
- C'était quoi le programme ?
- D 'abord « La Nuit Transfigurée », puis un concerto pour piano et orchestre, enfin des « variations pour orchestre ».
C'est sur que « la nuit transfigurée » est immédiatement accessible. Dans la version orchestrale, il n'y a que des « cordes » comme dans le sextuor, mais un nombre impressionnant ! Ça crée un climat, une ambiance, des couleurs uniquement par des ententes des oppositions de jeux entre diverses masses orchestrales. Ton attention est toujours sollicitée par des variations rythmiques, des phases légères, des ruptures, des décollages...C'est prenant.
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Et le concerto, qui était au piano ?
- Ah ! Pour moi une découverte : Misuko Uchida ! Elle doit être japonaise, mais je n'en sais rien. Une tenue très japonaise en tout cas, superbe. Ce qui m'a subjugué, c'est sa capacité d'alterner un relâchement physique, même rapide entre ses interventions, et sa concentration tendue quand elle joue. La partition exige d'elle des accords brefs et secs qui mobilisent tout son corps. On est au millième de seconde ! Une telle précision intense, je n'avais vu ça que dans les tournois de ping-pong. Elle doit jouer en apnée, sinon elle ne serait plus dans l'instant précis. Et puis, les regards qui s'accordent, avec P. Boulez, synchronisent de façon transparente l'orchestre et sa partition. Du grand art. Bouleversé. Même si l'œuvre m'a heurté ! Ah ! C'est pas le concerto N°5 de Beethoven, avec les doigts nerveux et agiles qui brodent la mélodie. Je ne peux pas fredonner l'air...
- C'est quoi tes disques là ?
- Le premier, j'ai du l'acheter en 64 ou 65, c'est « le Sacre du Printemps » dirigé par Pierre Boulez en 1963. Un de mes tous premiers disques aussi. T'imagines pas le choc dans les chaumières ! Mais pas plus que Brassens, Ferré, et Johny. Autrement ! Les voisins m'en parlaient souvent ! J'ai lu dans un bouquin que P Boulez n'était pas satisfait de cet enregistrement là. Qu'importe ! J'ai depuis un CD récent, toujours par P Boulez. Il ne peut pas comprendre lui, l'enthousiasme du gamin ! Comment il recherche encore avec ce vieux vinyle qui gratte l'émotion de la première découverte, celle qui te bouleverse pour toujours. Le CD, le son est pur. L'œuvre est déliée, claire, presque décomposée comme dans un ralenti, je continue de préférer l'émotion de ma jeunesse.
L'autre, c'est « Les Noces », même époque, même direction. Là c'est la partie « vocale » qui me surprend, après tu n'écoutes plus les voix de la même façon. Après c'est Pierre Henri, les « Ballets du vingtième siècle », un autre temps qui nous paraissait neuf, et aujourd'hui presque dépassé. Alors ce concert te réconcilie avec ton histoire : cet homme te fait toujours rêver, l'âge n'a pas de prise sur lui, son art te régénère.
voir aussi : Stage de chant avec Maura Michalon-Lafare